Ceci est la transcription textuelle de l’épisode n° 10 du podcast « Réserve Créative » (anciennement Le Barboteur) disponible sur votre plateforme d’écoute préférée.

Épisode enregistré le 21/02/2023 et diffusé le 06/04/2023.

Introduction

— Laurent : Hello, bienvenue sur Le Barboteur, le podcast qui explore et révèle la diversité créative.

Dans l’épisode d’aujourd’hui, nous allons parler de cabaret. En entendant ce mot, tu as spontanément dû penser à Patrick Sébastien ou au Moulin Rouge. Mais, tu verras, le cabaret, c’est bien plus que ça. C’est un des derniers espaces de liberté créative totale.

Pour en parler, je reçois Clémence Gueidan. Dans sa vie professionnelle, Clémence est designer, mais c’est sous le pseudo de Killer Queer qu’elle s’éclate sur la scène d’un cabaret amateur parisien.

Ensemble, on a bien sûr parlé de créativité, de ses nombreux projets comme designer, en tant qu’artiste, et bien entendu, de comment le cabaret lui permet de libérer sa créativité.

Sur ce, je te souhaite une excellente écoute !

Clémence Gueidan, sur la scène du cabaret La Flaque

Les partenaires

Présentation de Clémence

— Laurent : Salut Clémence ! Merci d’être venue dans le podcast et d’avoir joué le jeu 🙂

— Clémence : Merci ! Bonjour Laurent !

— Laurent : Je te propose de rentrer dans le vif du sujet avec quelques questions pour apprendre à te connaître, savoir qui tu es et d’où tu viens.

La première question que j’aime bien poser n’est jamais évidente, surtout pour des personnes comme toi, qui ont de nombreuses compétences : qu’est-ce que tu réponds quand un inconnu te demande ce que tu fais dans la vie ?

— Clémence : C’est une question avec laquelle je me bats encore aujourd’hui 🙂

Je dis que je suis designer, parce que c’est vrai, déjà, et parce que c’est un titre qui est assez large pour couvrir la majeure partie de mes activités.

Aujourd’hui, je fais principalement du design de sites, d’applications mobiles, je suis product designer. Je conçois aussi des programmes sonores et des expériences live. C’est le cœur de mon métier, à l’origine. L’expérience live, c’est vivre des expériences dans la vraie vie, comportant ou non du jeu, du numérique… En tout cas, ce sont des expériences qui ont été mises en scène, scénarisées pour les personnes qui vont les vivre.

— Laurent : Tu conçois des expériences, qu’elles se matérialisent dans un site web ou autre chose, c’est ça ?

— Clémence : Peu importe, exactement.

Son parcours

— Laurent : Quand on consulte ton profil LinkedIn, on s’aperçoit que tu as un parcours extrêmement varié, extrêmement riche, tu es passée par une multitude de métiers différents…

Tu peux nous présenter ton parcours en quelques mots ?

— Clémence : Je vais faire la version express, sinon, on peut y passer un petit moment :).

Je me suis longtemps cherchée parce qu’il y a beaucoup de choses qui m’intéressent et que je n’aime pas faire des choix, dans la vie.

Aujourd’hui, je suis designer. Pour arriver là, à l’origine, j’ai fait des études en sciences humaines puis en neurosciences. Je ne suis pas allée au bout, je me suis arrêtée à un an du diplôme pour changer complètement de cap et me former au monde de la radio. C’était une de mes passions, un univers qui me fascinait. Après ça, j’ai été journaliste radio pendant cinq ans avec plusieurs spécialités. Je ne vais pas rentrer dans le détail, parce que là, ce n’est pas ce qui nous intéresse.

J’ai continué à m’intéresser à plein de pans de la science, au fonctionnement du cerveau, à la technologie de manière générale. Ça, c’est quand même un élément que l’on retrouve dans ce que je fais aujourd’hui.

Après cinq ans de journalisme, j’ai à nouveau bifurqué vers le monde du jeu. J’ai rejoint un projet d’escape game qui se montait. Je me suis occupée de la scénographie de l’espace de jeu qui allait ouvrir. Après avoir fait les décors et la scénographie, à l’ouverture, je suis devenue directrice du site.

Tout ça m’a menée progressivement sur les rails du design, d’abord par le game design. En dirigeant cet escape game, je m’occupais plutôt des aspects organisationnels, sur le terrain. Nous recevions beaucoup de demandes de jeux sur mesure de la part des entreprises. Je me suis donc formée à concevoir des jeux.

Au bout d’un moment, je me suis dit que j’allais en faire mon activité principale. J’ai quitté l’escape game pour lequel je travaillais pour me lancer à mon compte comme game designer. J’étais d’abord spécialisée dans les jeux grandeur nature type escape game, chasse au trésor, murder party… Je me suis finalement diversifié sur tous types de jeux : j’ai travaillé sur un projet de jeu vidéo, des jeux de société, des jeux de cartes…

Chemin faisant, le COVID est arrivé, donc les jeux live n’avaient plus trop la cote, bizarrement :). Ça a été l’occasion de me demander si c’était vraiment ce que je voulais faire. Ce qui m’intéressait, dans le game design, c’était le design, la démarche de conception. Peu importe qu’il y ait du jeu ou pas dedans.

J’ai donc décidé d’ajouter des cordes à mon arc et je me suis formée. Ou plutôt, j’ai formalisé, de manière académique, des compétences et des pratiques que j’avais déjà. J’ai suivi une formation intensive pour me mettre à niveau sur les questions numériques. Et petit à petit, j’ai arrêté de concevoir des jeux et me suis mise à concevoir des produits numériques.

— Laurent : Je fais une petite parenthèse pour les auditeurs et auditrices qui voudraient savoir ce qu’est le game design : je vous conseille l’épisode numéro 8 avec Aurélien Lefrançois qui l’explique très bien.

Tu as changé plusieurs fois de métier, notamment en passant de journaliste à gérante d’escape game. Qu’est-ce qui t’a fait quitter le journalisme ? Tu en avais marre, tu avais envie d’explorer autre chose ?

— Clémence : Non, je n’en ai pas eu marre.

D’ailleurs, je fais encore aujourd’hui des podcasts, parce que le virus du micro ne m’a pas quitté, clairement :). J’ai toujours envie de parler, de raconter des choses.

Du micro à la scèno

— Clémence : Le journalisme tel qu’il était pratiqué ne me convenait pas. J’ai fait 5 ans en horaires du matin. J’étais complètement décalée, ce n’est pas forcément idéal pour avoir une vie sociale, et ça fatigue, au bout d’un moment.

Et surtout, j’ai occupé principalement des postes de journaliste news, au flash info. C’est un super exercice, ça t’apprend à être synthétique, à aller à l’essentiel, à hiérarchiser l’information, la pensée… Mais en même temps, tu es en première ligne pour toutes les pires nouvelles sur Terre, puisque c’est à toi de faire le tri pour savoir quelles infos livrer, en bout de course, aux auditeurs et aux auditrices.

Toutes ces mauvaises nouvelles en continu, c’était vraiment le cœur de mon métier, ça a fini par beaucoup m’attaquer le moral, à force. C’est devenu assez difficile. Je pense que je suis peut-être un peu trop sensible pour ce genre de poste.

Tout le malheur du monde, tous les jours, servi au petit déj’, ça a fini par entamer la distance qu’on est censé maintenir dans ce métier. J’ai préféré aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Je me suis dit que de toutes façons, si vraiment j’étais faite pour le micro, je trouverais bien un moyen d’y revenir un jour. Finalement, je n’ai jamais vraiment complètement arrêté :).

En parallèle, j’ai eu l’opportunité de rejoindre ce projet d’escape qui se montait, avec des personnes que je connaissais depuis très longtemps. Ils voulaient quelqu’un d’un peu « couteau suisse » pour les accompagner.

Il se trouve que j’ai fait plein de jobs étudiants, j’adore bricoler… Parmi mes jobs, j’ai notamment travaillé au service technique de la ville où j’habitais quand j’étais plus jeune. J’ai appris auprès des artisans de la ville, un électricien, un plombier, un peintre, un menuisier. J’étais « petite main », ça m’a permis d’acquérir des compétences techniques bien utiles par la suite, pour faire de la scénographie, construire des décors…

— Laurent : À l’époque, tu avais déjà conscience que ce que tu apprenais avec les services techniques pouvait servir ?

— Clémence : À l’époque, je ne voyais pas d’objectif au-delà de faire mon job étudiant l’été, mais ça me plaisait vraiment. Quand tu travailles dans des métiers manuels, tu as le résultat de ton travail sous les yeux à la fin de la journée, c’est très concret. Je pense qu’avec ma façon de fonctionner, ça me fait du bien de voir le fruit de mon travail.

Sa définition de la créativité

— Laurent : Je te propose d’aborder le sujet même de ce podcast : la créativité. Comment tu la définirais ?

— Clémence : Je dirais que c’est la capacité à réfléchir en dehors de la boîte, à trouver des solutions originales et à poser un regard différent, à aborder les choses sous un angle singulier.

Ça peut être dans la façon de résoudre un problème, de raconter une histoire… il y a 1001 façons d’être créatif, sans que ça soit forcément lié à un domaine artistique. C’est assez large, comme terme, dans la façon dont je l’entends.

— Laurent : Ta définition, et ce n’est pas péjoratif, est assez « classique ». Qu’est-ce que tu entends par « penser en dehors de la boîte » ? C’est le genre d’expression un peu « start-up » qui peut vouloir tout et rien dire…

— Clémence : C’est ne pas forcément aller à l’évidence, ne pas chercher toujours la façon de faire la plus évidente.

Pour prendre un exemple plus concret, dans mon métier de designer, on doit faire du brainstorming, des sessions d’idéation pour trouver des solutions.

Le conseil qui revient très souvent, c’est de commencer par sortir toutes les idées les plus évidentes de la tête, de les écrire, parce que ces idées-là, à peu près tout le monde pourra les avoir.

C’est seulement en dépassant ça, en allant creuser, en sortant plein de mauvaises idées, en n’ayant pas peur de dire n’importe quoi, qu’à la fin, on finit par imaginer des solutions réellement innovantes.

Il faut dépasser les premières solutions qu’on pourrait envisager pour chercher une façon nouvelle et peut-être encore meilleure de résoudre un problème.

Je vois beaucoup les choses comme des problèmes ou des énigmes à résoudre 🙂

— Laurent : J’ai l’impression que cette façon d’envisager les choses est très présente chez les designers 🙂

— Clémence : C’est vrai que c’est notre métier 🙂

Quelle que soit la spécialisation en design, ça revient toujours à : résoudre des problèmes.

— Laurent : Si la solution la plus évidente est la meilleure, tu vas quand même chercher d’autres solutions ou finalement, des fois, tu t’arrêtes à la solution la plus évidente ?

— Clémence : Pas forcément, ça dépend de quoi il est question. « Ça dépend », c’est aussi une réponse de designer 🙂

Ça dépend toujours de tellement de paramètres, du contexte… Il ne faut pas non plus chercher à réinventer la roue, ça ne sert à rien de vouloir à tout prix faire compliqué ou original, ce n’est pas toujours le propos. Ce n’est pas évident de formaliser sa pensée là-dessus. C’est plutôt l’idée de garder l’esprit ouvert et ne pas se focaliser tout de suite sur ce qu’on pense être la bonne solution. Souvent, ce n’est pas « juste » ça, ça va être un peu plus subtil.

Quand on est designer, il faut de toute façon ne pas garder sa solution dans son coin, dans sa tête, mais aller la confronter à des gens, aux utilisatrices, aux utilisateurs, C’est un peu la même chose quand tu es artiste, tu vas aussi te confronter à ton public.

Son parcours créatif

Créative depuis l’enfance

— Laurent : Plus jeune, comment tu exprimais ta créativité ?

— Clémence : Enfant, je faisais des spectacles avec mon petit frère, pour la famille, comme beaucoup d’enfants, je pense 🙂

Avec mon frère, qui a 2 ans et demi de moins que moi et dont j’étais très proche dans l’enfance, il y avait aussi une partie créative au-delà des spectacles : dans les jeux, qu’on joue avec des jouets, qu’on leur fasse raconter des histoires…

— Laurent : C’était quel type de spectacles ? De la danse, du théâtre ?

— Clémence : C’était un mélange de danse, d’acrobaties…

Quand j’étais petite, j’ai voulu faire plein de métiers dans la vie. Mais un métier, ou plutôt une formation que je voulais vraiment faire, c’était l’école du cirque. J’adore le cirque, l’univers circassien, et je voulais faire du cirque. J’étais tout le temps sur le portique, dans le jardin, en train de faire des acrobaties, le cochon pendu… 🙂

Créativité entre parenthèses

— Laurent : Est-ce que tu considères que tu as toujours été créative ? Dans ta réponse, j’ai l’impression que oui.

Mais ta créativité a-t-elle toujours été égale dans le temps ? Y a-t-il des moments où tu l’as un peu perdue ? Au contraire, as-tu toujours pu l’exprimer ?

— Clémence : Je ne l’ai pas toujours exprimée de la même manière.

Durant la période où j’étais journaliste, ma créativité s’exprimait beaucoup moins. C’est un métier qui ne laisse pas trop la place à ça… Enfin, ça dépend du type de journalisme. Par exemple, en presse écrite, la place qu’on va laisser au style d’écriture est plus importante. Mais quand tu fais de la radio, il fallait écrire « efficace », c’était très frustrant.

Une passion pour l’écriture

— Clémence : Un autre métier que je voulais faire, c’était romancière. J’ai écrit, plutôt à la fin de l’adolescence. J’ai ouvert un blog pour le plaisir d’écrire des textes et de les mettre en ligne…

— Laurent : Il existe toujours ?

— Clémence : Le dernier en date, parce qu’il y en a eu plusieurs, existe toujours. Il n’est plus à jour depuis très longtemps, mais les textes sont encore en ligne.

J’aimais beaucoup écrire pour le plaisir des belles lettres, pour le plaisir de trouver le mot juste pour exprimer et dépeindre ce que j’avais en tête. Je voyais ça un peu comme des instantanés de photographie.

En fin de compte, quand je suis devenue journaliste, j’ai mis de côté pendant tout un temps cette écriture parce que ça devenait mon travail. Mais la forme n’était pas la même. Quand tu écris pour faire des flashes info, ce n’est pas créatif, tu dois aller à l’essentiel, délivrer une information. C’est plus compliqué d’y mettre une part de personnalité, notamment.

— Laurent : Ta créativité s’exprimait-elle à titre personnel, dans tes hobbies ou autre ?

— Clémence : À cette époque-là, d’autres choses m’intéressaient dans la vie, ce n’était pas forcément ma priorité. On passe tous par plusieurs phases, et j’ai tellement changé de métier !

Renouer avec sa créativité

— Clémence : Arrêter le journalisme pour rejoindre le milieu du jeu, c’était sans doute inconscient à l’époque, mais ça a aussi répondu à cette envie de recommencer à mettre plus de créativité dans mon quotidien, et notamment dans mon travail.

Finalement, depuis cette époque-là, je suis toujours allée vers plus de créativité dans mon métier. Je suis passée d’un poste très opérationnel, quand j’étais directrice, au game design. La scénographie, c’était déjà une façon de renouer avec ça. Puis la conception de jeu, là aussi, ça a été plus de créa. Ensuite, me lancer à mon compte, à nouveau, encore plus de créa.

Pour boucler avec ce qu’on disait tout à l’heure, sur ce que je faisais quand je travaillais au service technique… J’adore apprendre des nouvelles choses, de nouveaux savoir-faire comme de nouveaux savoirs. Et c’est toujours le cas.

Quand tu apprends des nouveaux savoir-faire, c’est autant de moyens dont tu disposes par la suite pour exprimer ta créativité.

Aux origines

— Laurent : Selon toi, d’où vient ta créativité ?

— Clémence : Je pense que je dois beaucoup à ma maman pour ça, c’est une personne très créative, elle aussi.

Ensemble, on n’a jamais fait des choses « mère-fille » standards. Ma mère ne m’a pas appris à me maquiller, à m’habiller. Par contre, elle m’emmenait chiner dans les brocantes le week-end. J’ai développé un goût pour le design d’intérieur, l’aménagement de l’espace.

Ma mère est fan de déco, elle était archi d’intérieur dans une autre vie. D’ailleurs, mon grand-père maternel était architecte, mon autre grand-père aussi, donc je pense qu’il y a une certaine fibre dans la famille.

J’ai grandi dans une maison décorée par ma mère, là aussi en faisant preuve de créativité. Ce n’étaient pas des pièces de collection ultra-chères, pas du tout. On allait chiner dans les brocantes pour trouver la bonne affaire, des meubles, parfois à retaper, ou des petites pépites, des objets d’époque, dans leur jus…

Je dis souvent, notamment à mes étudiants, parce que je donne des cours de design aujourd’hui, que la créativité va s’accommoder des contraintes. En général, plus on te donne de contraintes, plus tu vas être créatif, parce que tu dois en tenir compte.

Le budget, notamment, en est une. On peut être tout à fait se montrer créatif avec un budget très réduit. Ça n’a jamais été une question de sous. Évidemment, si tu as plus d’argent, tu vas pouvoir réaliser des choses impressionnantes. Mais en vrai, il n’y a pas forcément besoin d’avoir un budget.

— Laurent : Oui, tu vas réaliser des choses peut-être plus grandes, plus conséquentes, mais pas forcément plus créatives.

— Clémence : C’est ça. Je prends souvent l’exemple du cinéma. Un budget faramineux de blockbuster ne garantit pas que le film va être bon.

Tous azimuts

— Laurent : Aujourd’hui, par quels moyens s’exprime ta créativité, en dehors de ton métier de designer et du cabaret, dont on va parler juste après ?

— Clémence : Plein 🙂

Aujourd’hui, ça fait partie de ma vie. C’est quelque chose que j’apprécie, et je pense qu’en vrai, tout le monde est créatif d’une manière ou d’une autre.

Chez moi, ça s’exprime par la déco d’intérieur, ça continue à être très important pour moi. Quand je déménage, quand j’habite quelque part, j’ai besoin de reconstituer mon cocon, de me sentir chez moi. Je m’approprie les lieux en y mettant ma touche personnelle, des photos ou des dessins au mur, en changeant la couleur d’un mur… Il y a plein de façons de le faire.

Je continue aussi à écrire pour moi-même, sans publier mes textes.

C’est de la créativité, et ça comporte aussi une dimension un peu thérapeutique. Ça me fait du bien d’exprimer ce que je ressens, de le mettre sur papier. C’est plus facile pour moi de comprendre ces émotions, quand je les relis après.

Et puis, j’ai tout le temps de nouvelles idées, une histoire à raconter… Il y a deux choses que j’aime faire dans la vie, c’est résoudre des problèmes, ce que je fais dans mon métier de designer, et raconter des histoires.

Au fil du temps, je me suis rendu compte que je n’avais pas de support de prédilection. Souvent, j’ai d’abord l’idée d’une histoire, d’un contexte, d’un univers, de personnages, mais je ne sais pas forcément sur quel support je vais raconter ça. Plus j’apprends de nouvelles techniques, plus j’ai de médiums pour raconter.

Avoir plusieurs cordes à son arc, un truc de designers ?

— Laurent : Parmi les quelques designers que j’ai pu interviewer pour l’instant, on retrouve assez souvent ce côté pluridisciplinaire.

Je ne sais pas si c’est lié au fait d’être designer ou est-ce parce que tu as des compétences pluridisciplinaires que tu es designer ? Où est l’œuf, où est la poule ? Est-ce que tu fais ce lien entre ton approche de designer et ce côté vraiment pluridisciplinaire, cette curiosité insatiable ?

— Clémence : Je fais complètement le lien.

Avant de devenir designer, quand je parlais de mon parcours professionnel aux gens, on me regardait en disant : « Mais what the fuck ? Où est la logique là-dedans ? Tu as fait des études de neurosciences, de sciences humaines, puis du journalisme… pourquoi ? »

À partir du moment où j’ai mis un pied dans le design et que j’ai parlé de mon parcours, les réactions étaient plutôt : « Mais ça a tellement de sens ! Mais bien sûr, c’est évident ! »

Et effectivement, avec la bonne perspective, en se plaçant au bon endroit, tout ce que j’ai pu apprendre dans ma vie est venu alimenter mes pratiques de design.

Le design est, en effet, un métier très pluridisciplinaire. Ça implique notamment des compétences humaines, parce que tu vas être en contact avec tes utilisateurs et utilisatrices. Il faut essayer de les comprendre, de comprendre leurs motivations, leurs frustrations, leurs habitudes… Donc, ça va faire appel à la psychologie et à l’empathie.

Savoir faire passer des entretiens est une compétence que j’ai acquise, développée, quand j’étais journaliste, donc ça se rejoint.

J’ai notamment été journaliste de vulgarisation scientifique : rendre accessible au plus grand nombre est quelque chose qui me tient à cœur. Être journaliste, d’ailleurs, c’est raconter des choses, les rendre accessibles. Quand tu fais du design, de la même manière, tu vas devoir raconter les solutions que tu as imaginées, argumenter, défendre, hiérarchiser ta pensée pour la structurer, bien communiquer dessus.

Enfin, il y a toute une partie créative.

En design, tu as deux espaces. La première partie, c’est identifier le problème qu’on veut résoudre. Pour ça, il faut adopter une démarche quasi scientifique : poser des hypothèses, les tester, interroger, essayer de récolter un maximum d’informations… Dans un second temps, on va identifier la solution. Avoir bien défini le problème donne un cadre très précis et des contraintes à l’intérieur desquels tu vas pouvoir t’éclater. Tu vas pouvoir être créatif pour trouver des solutions originales, qui sortent de la boîte, comme on dit dans les start-ups 🙂

Ce qui nourrit sa créativité

— Laurent : Qu’est-ce qui nourrit ta créativité en ce moment ?

— Clémence : Ce qui se passe dans le monde de manière générale.

Je ne fais plus de journalisme, je me suis un peu détachée des infos. Je ne peux pas regarder tous les jours, c’est trop douloureux, même si une part de moi culpabilise… Je me tiens quand même au courant, de manière générale, de ce qui se passe dans le pays et dans le monde. Ça alimente forcément mes réflexions, mon imaginaire…

Je m’intéresse aussi toujours beaucoup à tout ce qui se fait dans le monde de la tech. En ce moment, il y a un élément qui me fascine et sur lequel il y a beaucoup de choses à dire, c’est le développement des systèmes, des programmes d’intelligence artificielle orientés vers la créativité. Peut-on vraiment parler de créativité ? C’est un très large débat !

Je ne m’en sers pas personnellement, ou très peu, plutôt pour regarder comment ça fonctionne, quelles sont les limites de ces outils, parce que je suis toujours curieuse. Ce qui m’intéresse surtout, c’est de réfléchir sur l’usage qu’on peut en avoir et ça me donne des idées d’histoires, ou de cadres pour raconter des histoires.

Seulement 24 heures dans une journée !

— Laurent : À l’inverse, est-ce qu’il y a quelque chose qui freine ta créativité ?

— Clémence : Le manque de temps 🙂

J’aimerais que les journées fassent plus de 24 heures, parce que j’ai toujours mille idées en tête. J’ai toujours l’impression d’avoir un train de retard sur ce que j’ai envie de faire.

Cette année, en 2023, j’ai pris la résolution de ne pas lancer de nouveaux projets tant que je n’en ai pas fini un certain nombre. J’ai trop de projets créa en stand-by ou « entre deux ».

Mon processus n’est pas très linéaire, j’ai donc beaucoup de projets commencés et ça me prend du temps, pour les terminer. C’est peut-être aussi parce que je suis hyperactive.

J’essaye donc volontairement, pas de limiter ma créativité, mais de limiter le nombre de projets en cours, pour ne pas m’épuiser moi-même. Parce qu’après, je me retrouve facilement dépassée par les choses que je lance.

« Faire avec » qui on est

— Laurent : Ça doit être frustrant d’avoir plein d’idées, de les lancer, sans finalement aller jusqu’au bout, ou d’y revenir 2 ans après…

Comment tu gères cette frustration ? Si tu as pris cette résolution pour 2023, de boucler quelques projets, c’est parce que ça te tracasse un peu ? Ou tu te dis simplement que c’est dommage ?

— Clémence : Dans la mesure du possible. J’essaye d’avoir plus de compassion pour moi-même et de ne pas me flageller, parce que déjà, ça ne sert pas à grand-chose. J’essaye plutôt d’embrasser ma façon de fonctionner.

Je sais que sur 50 idées, toutes ne vont pas aboutir, et c’est OK. Ça fait partie du processus et ce n’est pas grave.

Avec le temps, j’ai appris que parfois, une idée que je vais avoir pour un type de support va piétiner, ne va pas marcher pour x raison… Mais ce n’est pas pour autant que l’idée entière est à mettre à la poubelle. Peut-être que je vais y revenir 1 an, 3 ans, 5 ans plus tard, sous une autre forme, avec un autre support, un autre média.

Par exemple, un projet podcast va peut-être se transformer en projet de jeu vidéo, un projet de roman en projet de bande dessinée… ça, c’est un vrai cas ! Disposer de toute une palette d’outils, de supports et de techniques me donne d’autant plus de possibilités de tester différentes façons de raconter la même histoire.

J’ai du mal à travailler en continu sur la même chose. Mon cerveau n’aime pas ça, il a besoin de nouveauté. Donc, je travaille par phases, comme des cercles concentriques. Mais ça, j’en parlerai plus en détail quand on parlera de cabaret, parce que c’est aussi comme ça que je crée mes numéros.

— Laurent : On va en parler, justement.

Sa vision du cabaret

— Laurent : Le cabaret, c’est pour toi une façon d’exercer ta créativité. Avant de rentrer dans le détail, peux-tu juste expliquer ce qu’est le cabaret ? Je pense que pour beaucoup, quand on prononce le mot « cabaret », on pense au Moulin rouge, au Lido, ou à Patrick Sébastien, je ne t’apprends rien 😉

Comment, toi, tu définirais le cabaret ?

— Clémence : Les deux exemples que tu as donnés sont très bons. Ils illustrent bien à quel point le cabaret, c’est quelque chose de varié, sur lequel il est difficile de mettre une étiquette.

Le cabaret, c’est du spectacle vivant sur une scène. À partir de là, je ne suis pas sûre qu’on puisse être plus précis.

Et c’est justement ce qui fait sa richesse : tu peux y mettre beaucoup de choses. Ce n’est pas du théâtre, ou juste un concert, c’est un mélange de plein d’arts scéniques, un terrain d’expression. La scène est un peu comme une toile blanche sur laquelle tu vas pouvoir tester des tas de trucs différents. Le cabaret a cette flexibilité, cette ouverture que j’apprécie beaucoup. C’est un terrain de jeu.

Du coup de foudre au premier numéro

— Laurent : Comment tu as découvert le cabaret ?

— Clémence : Je voyais de loin ce que c’était, comme tout le monde. Comme tu le disais, j’imaginais le Lido et les danses sur scène, Le plus grand cabaret du monde avec Patrick Sébastien.

Ça m’évoquait aussi le cabaret parisien, le côté « titi parisien », je pensais à Édith Piaf, aux artistes de cette époque. Je n’y avais pas mis les pieds plus que ça.

Une amie m’a parlé d’un cabaret en particulier, La Flaque. Elle m’a dit : « Vas-y, ça va te plaire ! » J’ai mis 6 mois, j’ai fini par y aller et effectivement, ça a été la révélation.

— Laurent : Qu’est-ce qui t’a interpelée ?

— Clémence : La liberté d’expression.

La Flaque est plutôt queer, engagé. Le cabaret peut être une scène d’expression très politique. Ça résonnait vraiment par rapport à plein d’autres types de spectacles que j’avais pu voir. Ça m’a parlé tout de suite.

À la fin du spectacle, les MC, les maîtres de cérémonie qui présentent le spectacle, ont expliqué que La Flaque est un cabaret ouvert aux amateurs, aux personnes qui n’ont jamais fait de scène, que ce n’est pas un cabaret professionnel, que ceux qui veulent essayer sont les bienvenus… Je suis allée les féliciter à la fin parce que j’avais trouvé ça génial, incroyable. Et je leur ai dit :

Ça me donnerait presque envie !

Je ne leur ai pas dit : « Je veux monter sur scène, je suis motivée ! », parce que je n’avais jamais fait ça de ma vie. J’ai testé vaguement le théâtre quand j’étais ado, parce que j’étais très timide à l’époque. Ça n’a pas du tout marché, c’était vraiment une catastrophe. Donc à ce moment-là, je n’avais pas du tout dans l’idée de monter sur scène.

Mais une semaine après, les gens de La Flaque m’ont envoyé un mail pour me dire :

On t’a bien entendue, on t’a réservé un créneau pour le spectacle du mois prochain !

Quoi ? Je n’ai jamais fait ça, moi ! 😱

— Laurent : C’est un peu violent, non ? 🙂

— Clémence : Évidemment, si j’avais dit non, ils ne m’auraient pas obligée ! Ils ont peut-être senti un désir inconscient de ma part, je ne sais pas.

En tout cas, je me suis dit :

OK, s’ils me font confiance et s’ils me laissent cette place, je vais y aller. Je suis morte de trouille, mais je vais y aller.

Et c’est souvent comme ça que je fonctionne. On me dit : « tu vas être formidable ! »
OK, d’accord, je n’ai plus le choix maintenant, il faut que je sois formidable 🙂

Créer un numéro

— Laurent : Tu avais déjà une idée de ce que tu voulais faire, au moment où tu as reçu ce mail ? Comment tu t’y es prise pour préparer ton premier spectacle ?

— Clémence : Quand j’ai reçu ce mail, je n’étais pas du tout prête, je n’avais vraiment pas anticipé qu’ils allaient me proposer de monter sur scène.

— Laurent : Après avoir assisté à ce premier spectacle, tu ne t’es pas dit que ce serait sympa de faire tel ou tel spectacle ? Inconsciemment, tu n’avais pas déjà commencé à préparer un potentiel spectacle ?

— Clémence : Non, je n’avais pas commencé à me préparer, et pour une bonne raison : pendant très longtemps, je me suis vue comme une technicienne plus que comme une artiste. Pour moi, le côté artistique était réservé à d’autres personnes dans ma famille.

Ma créativité est d’abord passée par la maîtrise de techniques. J’ai une vraie fascination pour l’artisanat de manière générale. C’est un domaine assez particulier, parce qu’on n’est pas dans l’art directement, mais la créativité est quand même très présente.

Donc, je n’avais aucune idée de numéro en tête quand ils m’ont contactée. Heureusement, ils ne m’ont pas dit : « Tu vas te débrouiller toute seule. »

J’ai beaucoup discuté avec Jeanne, la présentatrice de La Flaque. Ensemble, on a préparé un numéro en duo. Ça fait moins peur de ne pas faire ça toute seule la première fois, de voir comment on écrit un numéro… Je n’en avais jamais écrit, donc je ne savais pas comment on faisait.

En plus, écrire un duo, c’est intéressant parce qu’il y a un vrai travail d’échange. On rebondit, on apporte des idées, c’est plus facile, d’une certaine manière. Jeanne m’aidait à structurer ça, elle a été très bienveillante. C’est moi qui ai choisi la thématique.

C’était un numéro d’effeuillage en duo. L’effeuillage, ça veut dire retirer ses vêtements sur scène.

— Laurent : De manière artistique ? C’est différent du strip-tease ?

— Clémence : Le strip-tease peut être tout à fait artistique 🙂 Après, je ne me suis jamais vraiment posé la question du vocabulaire.

L’effeuillage, c’est se dévoiler petit à petit. Ça peut être fait de plein de manières différentes, sur de la musique, sur un texte lu ou récité… Mais le principe, c’est qu’on arrive sur scène avec des vêtements, et qu’en général, quand on quitte la scène, on n’a plus trop de vêtements 🙂

Le projet, c’était donc de faire un numéro d’effeuillage sur les musiques de Grease. J’adore cette comédie musicale, elle a beaucoup marqué mon enfance. Je me suis dit que ça serait vraiment super rigolo de faire un numéro, un duo, où on incarne les personnages, où on rejoue les chansons…

Et c’est ce qui s’est passé ! Moi, j’étais John Travolta et Jeanne était Olivia Newton-John. On a repris les trois chansons les plus connues, avec toute une mise en scène. On a fait venir un bout de public sur scène pour qu’il danse en même temps que nous…

Et puis, comme Grease, c’est quand même l’histoire de cette super voiture, ce bolide qui va gagner des courses, j’avais carrément fait un profil de voiture rouge en carton. On aurait vraiment dit une voiture de cartoon ! Mais j’arrivais sur scène à la fin du numéro avec ma voiture sous le bras, comme si j’étais au volant d’une décapotable, je faisais monter Olivia Newton-John avec moi, et on repartait à bord de la voiture ! Ça m’avait beaucoup amusée d’ajouter cet accessoire.

C’est ce qui est chouette dans le burlesque, dans le cabaret : tu peux utiliser des accessoires, être très créatif dans la façon de proposer tes numéros.

Clémence lors d’un de ses spectacles à La Flaque

Même pas peur, ou presque

— Laurent : Donc pour ton premier numéro, tu as commencé direct par un numéro d’effeuillage ? C’est assez « compliqué », non ? Ça demande d’être à l’aise avec certaines choses, notamment avec son corps… Ce n’était pas trop difficile pour commencer ?

— Clémence : C’est venu assez naturellement. Je ne me suis pas posé la question de proposer autre chose, parce que la scène de cabaret parisienne, c’est beaucoup d’effeuillages.

Même si ce n’est pas seulement ça, c’est intéressant de voir que dans l’imaginaire collectif, le cabaret est très souvent associé au Lido, où on a aussi cette notion de danse et de nudité… Donc c’était un peu une évidence au début parce que, finalement, c’était l’image que j’en avais : pour moi, le cabaret, c’était d’abord de l’effeuillage.

Et je ne me sentais pas forcément confiante pour chanter, par exemple, ou faire d’autres choses, des choses que j’ai faites plus tard.

Paradoxalement, l’effeuillage me semblait vraiment la façon la plus simple de monter sur scène. Je suis très à l’aise avec mon corps, je n’ai pas de souci avec ma nudité, je ne suis pas très pudique. Pour moi, c’est naturel, donc je ne vois pas pourquoi je devrais le cacher. Me mettre toute nue devant des gens ne me posait aucun problème.

— Laurent : Et le fait de monter sur scène, comment tu l’as vécu ? C’est quelque chose qui te stressait ?

— Clémence : Oui ! Avant chaque passage sur scène, il y a toujours le moment de trac où tu te demandes comment ça va se passer.

Quand tu mets le pied sur scène, tu as l’impression que tout ce que tu avais dans la tête est devenu de l’eau, tu as de l’eau dans le cerveau 🙂 C’est là qu’il est important d’avoir bien répété pour pouvoir passer en pilote automatique… en tout cas, les premières fois !

Je remarque avec la pratique que c’est un peu comme le micro, un peu comme faire de la radio. Le trac diminue petit à petit et devient beaucoup plus gérable.

Je vois ça plutôt comme du stress positif, une espèce d’énergie que tu ressens avant de monter sur scène ou de prendre le micro. Il y a toujours ce petit moment d’adrénaline. Et c’est aussi ce qui fait tout le plaisir d’être sur scène ou de prendre le micro.

Ce n’est plus quelque chose qui peut qui peut me bouffer comme ça a pu être le cas les toutes premières fois, où je ne faisais vraiment pas la fière avant que ça commence !

Le cabaret actuel, toujours libre

— Laurent : Tout à l’heure, tu parlais de la liberté dans les cabarets. C’est quelque chose que j’ai lu, notamment sur Wikipédia, en préparant notre conversation. Les cabarets étaient vraiment un espace de liberté où les clients – à l’époque, c’était provocateur – pouvaient garder leur chapeau dans le café, parler, manger, fumer… On pouvait s’affranchir de certaines règles sociales.

C’est quelque chose qu’on retrouve encore, d’après ton expérience ? Comment se matérialise cette liberté aujourd’hui ?

— Clémence : Je retrouve complètement cette liberté dans le cabaret d’aujourd’hui, en tous cas dans celui que je pratique et dans les spectacles que je vais voir.

On ne fume plus pour des raisons évidentes 🙂 Mais pour le reste, ça marche toujours ! Il y a une liberté pour le public, et aussi, surtout, une liberté sur scène.

Le cabaret est un super terrain de créativité. Pour reprendre ce que tu disais tout à l’heure, Le plus grand cabaret du monde, malgré l’image qu’on peut en avoir, l’illustre bien. Ça montre à quel point le monde du cabaret est divers.

C’est un espace d’expérimentation : sur scène, tu peux faire de l’effeuillage, du chant, du stand-up, de l’humour, du drag, de la danse… et plein d’autres types de performances artistiques. Tu peux combiner, mélanger différentes disciplines, faire des choses hybrides. Tu peux faire des déclamations, tu peux inventer ta propre façon de performer. C’est très libre, très large, donc on y voit des formes scéniques qu’on voit rarement ailleurs.

Le cabaret comporte aussi une dimension politique. Historiquement, c’est un endroit où peuvent s’exprimer des personnes qui n’ont pas forcément la parole ailleurs dans la société. Ce n’est pas pour rien qu’on y retrouve des minorités : des personnes queer, des personnes LGBTQIA+, des personnes racisées.

À travers les numéros proposés, il y a d’abord une recherche esthétique, quelle que soit l’esthétique qu’on souhaite transmettre, il y a une réflexion sur l’image qu’on veut présenter, ce qu’on veut montrer au public. Et il y a une question sur le fond : qu’est-ce qu’on veut raconter ?

Ce n’est pas systématique, on peut aussi tout à fait faire un numéro d’effeuillage sans qu’il y ait un propos particulier derrière, ça arrive. Mais le cabaret est plus propice à laisser les artistes transmettre des messages plus politiques, parler de leur vécu… et ça peut être fait de plein de manières différentes.

— Laurent : C’est quoi le numéro le plus créatif que tu aies vu pour l’instant ?

— Clémence : C’est super dur comme question 🙂

De manière générale, j’adore tous les numéros d’un artiste qui s’appelle Matamore Occhio. Il parle beaucoup de lui dans ce qu’il fait sur scène, mais d’une manière très sensible, très poétique, très drôle parfois. Il offre une palette d’émotions incroyablement riche, c’est toujours un plaisir de le voir sur scène.

— Laurent : Sur le site de La Flaque, j’ai remarqué que beaucoup d’artistes prennent des pseudos, dont toi, d’ailleurs. Pourquoi ce choix ?

— Clémence : Je dirais que ça dépend des parties du spectacle. Quand tu fais de la musique, par exemple, tu peux tout à fait performer sous ton vrai prénom.

Je ne parle que pour moi, parce que pour les autres artistes, je ne sais pas, je ne vais pas me prononcer à leur place. Je dirais que c’est lié à la dimension de costume, de déguisement, où il est question d’incarner un autre personnage

C’est aussi parce que je fais du drag. Je performe ce personnage, Killer Queer. Je me glisse dans la peau de cette persona que j’ai créée et que je construis au fur et à mesure des représentations, des performances. Je la façonne comme un personnage de cinéma ou de pièces de théâtre.

— Laurent : Dirais-tu que te retrancher derrière un personnage te permet d’être plus créative ?

— Clémence : Je vais peut-être m’autoriser plus de choses. Pour autant, je ne pense pas m’être jamais formulé explicitement : « Ça, c’est Killer Queer qui le fait, donc c’est OK. »

C’est intéressant qu’on en parle. Je pense qu’effectivement, avoir un personnage avec un nom de scène me permet de faire la séparation avec mon moi de la vie de tous les jours.

Son projet d’écriture, Liaisons élémentaires

— Laurent : J’aimerais bien que tu nous parles d’un projet qui n’a rien à voir avec le cabaret, c’est Liaisons élémentaires, un projet assez dingue, écrit à 10 mains, à 5 personnes.

Peux-tu nous expliquer en quoi il consiste ?

— Clémence : C’est un projet d’écriture à 5 que j’ai lancé à l’époque du premier confinement. Plein de gens ont eu envie d’écrire à ce moment-là, et ça a aussi été mon cas. D’ailleurs, les maisons d’édition, à l’époque, ont été ensevelies sous des tonnes de manuscrits d’anticipation et de SF.

Moi, ça n’a pas loupé, ça a réactivé plein d’imaginaires chez moi et ça m’a donné envie de raconter des choses, mais pas toute seule.

Rassembler l’équipe

— Clémence : Je ne sais pas si ça te fait ça, mais il m’arrive souvent de croiser des gens dans ma vie et de me dire : « Ah, tu t’entendrais trop bien avec telle autre personne que je connais ! Il faut trop que je vous présente ! » J’aime beaucoup connecter les gens, quand je pense que ça pourrait bien matcher ! J’ai peut-être été marieuse dans une autre vie 🙂

J’avais en tête quelques personnes dont j’étais sûre qu’elles s’entendraient toutes bien. Elles ont des univers artistiques ou créatifs riches, elles ont chacune beaucoup de choses à dire. Elles sont alignées sur un certain nombre de valeurs, donc il y avait moyen que ça se passe bien. Elles ont toutes cette étincelle de créativité.

Je les ai toutes contactées en leur disant :

J‘ai envie d’écrire, mais je ne sais pas quoi, je ne sais pas comment, mais j’ai envie de faire ça à plusieurs, est-ce que ça te dit ? 

Et elles ont toutes dit oui.

Elles ne se connaissaient pas entre elles. D’abord, ça a été la rencontre entre toutes ces personnes : l’étincelle a marché et le feu a pris bien comme il faut !

Un projet 100 % démocratique

— Clémence : J’ai vraiment insisté sur le fait que j’avais impulsé le truc parce que je voulais faire quelque chose avec ces personnes, très égoïstement, parce que je savais que ça allait être chouette. Mais ensuite, tout a été décidé collectivement, horizontalement, de façon complètement démocratique.

On s’est réunis toutes les semaines pendant huit mois. D’abord, on a réfléchi ensemble à la forme qu’on voulait donner à cette écriture, on s’est posé la question des thématiques qu’on voulait aborder, et ça nous a permis de créer un univers.

On a décidé de raconter une histoire qui se passe en 2030, pour être dans un futur un peu projeté, mais pas trop lointain non plus. Ça nous semblait difficile de se projeter au-delà de ça. Puis on a décidé qu’on voulait que ça soit l’histoire d’une famille, parce que la famille est quelque chose d’important pour nous toutes. On trouvait aussi que c’était un bon canevas, un bon terrain pour raconter des histoires.

Des personnages et une histoire

— Clémence : Ensuite, on a fonctionné un peu comme un jeu de rôle : dans notre coin, on a chacune créé un personnage en lui attribuant des défauts, des qualités, des anecdotes, une description… Puis on a regardé comment connecter ces différents personnages pour créer un arbre généalogique. Avec chacune notre personnage, on a imaginé l’histoire qu’ils pouvaient vivre ensemble.

L’histoire, si je devais la résumer en une phrase, ce sont des cousins et des cousines habitant aux quatre coins de la France qui décident de se rendre chez leur grand-mère dans le Vercors pour fêter ses 75 ans. Sauf qu’en 2030, se déplacer n’est pas aussi facile qu’aujourd’hui, ça peut prendre plus de temps. Le monde dans lequel on vit a évolué.

On n’est pas dans quelque chose de super futuriste, ça reste très réaliste, mais on a un peu tiré le trait sur certaines tendances politiques qu’on peut observer. On est dans un État beaucoup plus autoritaire, le réchauffement climatique a un impact… un tas d’éléments vont influencer le parcours des personnages. L’histoire raconte la trajectoire de chacune, de chacun, à travers la France.

Une forme unique

— Clémence : La particularité, c’est que pour raconter cette histoire de façon la plus réaliste, presque naturaliste possible, on s’est dit qu’on n’allait pas écrire un livre, mais proposer aux lecteurs et aux lectrices quelque chose de plus immersif. Pour ça, on passe par les échanges entre les membres de cette famille sur une app de messagerie instantanée.

Peut-être que toi, dans ta famille, tu as une conversation commune avec tes cousins, tes cousines, tes grands-parents, avec le tonton qui écrit tout en majuscules, et la cousine qui va laisser des émojis… Les discussions de famille comme ça, parfois entrecoupées, parfois hachées, parfois drôles, parfois avec des engueulades, nous semblaient être un support assez réaliste.

Avant même de commencer l’écriture, on savait qu’on ne pouvait pas raconter cette histoire de cette façon en n’utilisant qu’une seule conversation, parce que ça ne se passe pas comme ça dans la vraie vie.

Dans la vraie vie, tu as une discussion sur le groupe familial avec tes parents, tes frères, tes sœurs, tes cousins, tes cousines. Mais peut-être qu’à côté, alors que ton oncle a dit un truc, tu vas aller dans une conversation privée avec juste ta cousine pour dire : « Dis donc, il abuse, en ce moment ! » Plusieurs morceaux d’histoire sont racontés en même temps, sur la même temporalité, mais pas au même endroit.

On voulait pouvoir le montrer aussi. Donc notre histoire est racontée dans une « vraie fausse » appli de messagerie dans laquelle on va découvrir l’histoire, comme une partition qui se lance. La conversation principale va s’afficher, et tu vas pouvoir retourner dans le menu de l’application, voir que tu as d’autres messages en parallèle, les autres morceaux de discussion entre d’autres membres de la famille.

C’est pour quand ?

— Laurent : Et vous l’avez vraiment sortie, l’appli ?

— Clémence : Elle est à l’état de prototype.

Déroulement des sessions d’écriture

— Clémence : L’écriture, en tout, a pris 6 mois. On a fait nos sessions comme des sessions de jeu de rôle.

Quand on raconte une histoire, on va d’un point A à un point B, et on savait quelles étaient les différentes étapes pour chacun de nos personnages. On a une énorme fresque avec des post-its, on a découpé le temps pour que l’histoire dure x semaines et que chaque semaine, il se passe ça, puis ça, et ça.

Mais on n’avait pas détaillé plus que ça. Chaque semaine, on s’est retrouvées en ligne, parce qu’on était chacune à un endroit différent en France. On avait créé un serveur Discord pour l’occasion. On a joué les conversations : « Aujourd’hui, on fait telle scène, et dans la discussion, on doit parler de tel truc, on va faire aussi le dialogue entre tel et tel personnage… » On était d’accord sur ce qu’on allait faire sur cette séance-là, on écrivait chacune notre perso, un peu comme un jeu de rôle en direct.

C’était une expérience hyper plaisante, l’écriture devient un jeu. On incarne notre personnage, on va vraiment essayer de le rendre le plus crédible possible. Et comme on reprend le même personnage d’une séance d’écriture sur l’autre, on le développe, on s’y attache, on y met des choses personnelles, ils acquièrent une profondeur.

C’est pour quand ?

— Laurent : Et vous avez une date de sortie prévue, ou c’est en stand-by pour l’instant ?

— Clémence : L’écriture est terminée. Pour raconter cette histoire et mettre en ligne tous ces textes de façon accessible et lisible, il nous fallait une « vraie fausse » application, donc on a créé un prototype.

On a eu la chance d’être accompagnées par un développeur qui a vraiment apprécié le projet. Sur son temps libre, il nous a fait un proto avec tout ce qu’on avait comme texte.

Nous, on avait tout bien rangé dans des tableaux Excel, mis des timecodes – attribué une heure – à chaque ligne de dialogue pour s’assurer que c’était réaliste et que, comme dans la vraie vie, parfois, x minutes s’écoulent avant que la personne à qui tu parles te réponde.

À partir de cette matière-là, le développeur nous a permis d’avoir un premier prototype, qu’on est en train de faire tester, on a commencé gentiment.

Le projet a été en stand-by pendant un petit moment, un an et demi… On est toutes très occupées, il s’est passé plein de trucs dans les vies de chacune. Mais ça fait partie des projets que moi, à titre personnel, j’aimerais boucler cette année.

On est vraiment au bout : le prototype est là, il faut qu’on peaufine, qu’on teste pour s’assurer – là, c’est mon moi designer qui parle – que c’est facilement utilisable, que les personnes comprennent comment on peut suivre cette histoire… Et puis après, ilfaudra juste le sortir, quoi !

— Laurent : C’est un chouette projet, si tu arrives à le sortir en 2023 !

— Clémence : On aimerait bien, on va faire tout pour 🙂

Les trois questions de la fin

— Laurent : On arrive à la fin de la conversation. J’ai trois petites questions pour terminer.

Ses conseils pour débuter dans le cabaret

— Laurent : La première : quels conseils tu pourrais donner à une personne qui s’intéresserait au cabaret, aurait envie de monter un numéro et ne sait pas trop comment s’y prendre, n’ose pas ?

— Clémence : Mon conseil, si ce n’est pas déjà le cas, c’est : va voir un maximum de numéros, parce que ça va alimenter ton imaginaire, ça va t’inspirer. Je n’ai jamais autant d’idées que quand je sors d’un spectacle que je suis allée voir, que ça soit du cabaret ou autre chose.

En général, tous les contenus artistiques, que ça soit des expos, des livres, des films, du spectacle vivant, viennent alimenter mon propre imaginaire, me font travailler les neurones et me permettre d’avoir des nouvelles idées.

Ensuite, teste des choses. Pas juste « vas-y, lance-toi ! » Si tu as une idée, mets-la en application rapidement devant un public. C’est le même principe qu’en design, mais appliqué à la scène : si tu recherches la perfection tout de suite, tu risques de te bloquer, de te mettre des barrières et finalement, de ne jamais aller au bout de ton envie de faire des choses. Teste des choses, même si ce n’est pas parfait, c’est comme ça que tu vas apprendre, progresser et dépasser tes peurs aussi.

Grâce à l’opportunité que me laisse La Flaque, j’ai pu tester le chant, alors que j’étais vraiment morte de trouille. J’ai chanté sur scène devant un public, et je vais le refaire parce que même si j’ai vraiment eu très peur, j’ai aussi beaucoup aimé. Le plus difficile, c’était la première fois. J’ai testé le stand-up, et je vais recommencer parce que c’est aussi quelque chose qui me plaît. Ne te limite pas à une discipline.

Si tu as des idées, si tu veux tester des choses, le cabaret est le bon endroit pour ça. Tu peux mélanger, tu peux proposer des formats qui n’ont rien à voir avec ce que toi-même, tu as pu voir sur d’autres scènes et c’est tout à fait OK.

— Laurent : Un numéro de cabaret a une durée définie, ou on peut commencer par proposer un numéro qui dure 30 secondes ?

— Clémence : Oui, c’est possible. Il y a des numéros de cabaret qui sont courts, d’autres plus longs, il n’y a vraiment pas de règles.

— Laurent : Si tu veux faire numéro qui dure un quart d’heure ou 5 minutes, c’est possible ?

— Clémence : Un quart d’heure, c’est un petit peu long. En moyenne, la durée des numéros est comprise dans une fourchette très large entre 3 et 7 minutes. Il n’y a pas de règle précise là-dessus, pas d’obligation.

Un autre conseil que je peux donner : mets-toi des contraintes. C’est toujours plus difficile de créer à partir de rien, le fameux syndrome de la feuille blanche. Même si ces contraintes sont artificielles, ce n’est pas grave. Te dire « Je veux faire un numéro qui va devoir durer tant de temps, qui parle de ça… » te donne un cadre.

Il y a plein de façons de poser des contraintes de manière créative, et chaque personne a un process différent. Moi, je pars beaucoup de la narration, c’est comme ça que je construis mes numéros. J’ai une histoire que je veux raconter et je cherche comment pouvoir la raconter de la meilleure manière.

Son mot préféré de la langue française

— Laurent : Une de mes questions préférées, parce que j’ai toujours des réponses assez variées, c’est : quel est ton mot préféré, la langue française ?

— Clémence : Je me suis posé la question et j’aime beaucoup le mot « farfelu ».

Je trouve sa sonorité très agréable et amusante. J’aime bien ce qu’il y a derrière, sémantiquement. Dans « farfelu », il y a un côté à la fois original, décalé, un peu drôle, qui ne se prend pas trop au sérieux…

— Laurent : … burlesque 🙂

— Clémence : Peut-être un peu burlesque 🙂

Son coup de cœur créatif

— Laurent : Pour terminer, quel·le créateur ou créatrice aimerais-tu mettre en avant ?

— Clémence : Il y a une artiste incroyable dont j’aimerais parler parce que j’adore son travail. Elle s’appelle Anna-Célestine. Elle poste la plupart de son travail sur Insta, son pseudo, c’est @filledacoté.

Elle fait de la photographie, de la facilitation graphique, de la couture, de l’encadrement, de l’illustration… Je vais arrêter d’énumérer parce qu’en fait, elle fait vraiment beaucoup de choses différentes. C’est une personne éminemment créative, elle fait partie de l’équipe des Liaisons élémentaires.

Je peux citer les autres ? 🙂

— Laurent : Si tu veux 🙂

— Clémence : Les autres, c’est Marie, qui est illustratrice…

— Laurent : Et qui sera peut-être bientôt dans le podcast !

— Clémence : Et qui sera peut-être bientôt dans le podcast 🙂

Il y a Mathilde, qui est journaliste, mais qui écrit à côté, Melville, qui faisait du game design et qui est cuisinière aujourd’hui.

Conclusion

— Laurent : Merci beaucoup, Clémence, pour ton témoignage 🙂

Si on veut te retrouver, c’est quoi le plus simple ?

— Clémence : Le plus simple, c’est sur Insta ou sur Twitter. Mon pseudo sur les réseaux, c’est toujours le même : klaims.

Après, je vous préviens, je n’ai pas une ligne éditoriale super structurée 🙂 Ça dépend de mes intérêts du moment, de plein de choses.

Je pense que je vais quand même finir par créer un compte artistique, à un moment, mais plus tard 🙂

— Laurent : Merci beaucoup, Clémence !

— Clémence : Merci à toi, Laurent 🙂

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